Comment relever le défi du développement national ? 1re Partie

03/02/2025 mis à jour: 00:15
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«Chaque génération doit dans une relative opacité découvrir sa mission, la remplir ou la trahir.»  Frantz Fanon

Cette contribution se propose de mettre davantage en évidence la nécessité d’accorder une plus grande importance au développement d’une vision stratégique globale comme préalable à l’élaboration d’un plan de développement national  réaliste et réalisable en vue d’enclencher un processus de décollage économique. C’est donc une nouvelle attitude, une nouvelle vision commune qu’il s’agit d’acquérir et de développer. Cela exige des politiques de reconsidérer leur volonté de sortir des sentiers battus et de remettre en cause leur indifférence traditionnelle à l’égard du secteur de la Science et de la Technologie (S&T). La tâche est d’autant plus indispensable et urgente qu’elle intervient dans une conjoncture très particulière de notre histoire marquée par une volonté de changement qui est essentielle à l’édification d’une Algérie nouvelle. Dans l’actuel contexte économique et social, la nouvelle génération algérienne, à travers le mouvement citoyen le «Hirak», veut un véritable changement et que, présentement, le gouvernement affiche l’intention de répondre à ses attentes. 

De toute évidence, c’est à lui qu’incombe au premier chef d’élaborer le plan de développement national et d’entreprendre les réformes adaptées et nécessaires aux progrès économique et social. C’est dans ce contexte que s’inscrit la présente contribution, s’ajoutant à celles déjà publiées, dont l’objet est de formuler des propositions appropriées, constructives et réalistes propres à alimenter le processus décisionnel et susceptibles de résorber les dissonances et les inharmonies observées dans l’Algérie actuelle.

 D’abord et avant tout, elle plaide essentiellement d’une nouvelle approche de l’élaboration d’une vision stratégique destinée à promouvoir la réalisation d’un progrès d’une société qui veut relever le défi du développement plaçant la S&T au cœur de son action. Nous essayerons ensuite de déterminer et de décrire les domaines scientifiques et technologiques clés, déjà énumérés, qui constituent des leviers essentiels en matière de croissance économique mondiale sur lesquels reposent toutes les technologies actuelles et à venir de sorte à définir les domaines spécifiques sur la base desquels reposera la stratégie nationale de recherche comme une condition nécessaire à l’innovation, préalable à la croissance économique et à la création d’emplois. 

Enfin, nous proposerons un modèle d’organisation cohérent qui constitue le défi le plus pressant à relever pour notre système de recherche et développement (R&D) sur lequel devrait être fondée la définition d’une politique de développement où les éléments S&T devraient être inclus dans le plan de développement national en tant qu’instruments fondamentaux pour la réalisation des divers objectifs qui devraient y figurer.

1. La nécessité de développement d’une vision stratégique

Le développement d’une vision stratégique est essentiel à toute démarche intégrée visant l’harmonie entre l’économie, l’environnement et le social et également le développement d’une société de la connaissance fondée sur le savoir-faire et l’innovation sans compromettre le potentiel de développement des générations futures. Une telle vision suppose la mise en évidence des principes et des stratégies qui sous-tendront les actions de mise en œuvre des programmes d’action adaptés au contexte national spécifique ainsi qu’au contexte international en tant qu’instruments pour relever le défi que constitue la transition vers une société de la connaissance. Une vision nécessite cependant une constante mise à jour, à mesure que l’expérience est acquise et la création de nouvelles connaissances se produise. Développer une vision stratégique et intégrée exige donc une connaissance approfondie des facteurs de la croissance et de la transformation actuels et passés, les tendances futures, une grande lucidité et une conscience définitive, autrement dit tant qu’on n’aura pas pénétré le mystère qui est derrière le bouleversement auquel nous avons eu affaire depuis un demi-siècle. Le problème – nous l’avons montré ailleurs – est que les choses se déroulent sous nos yeux sans toutefois franchir le seuil de la conscience. 


En effet, rares sont ceux qui peuvent ignorer les changements importants qui ne cessent d’être apportés aux technologies qui les entourent : nouveaux tissus synthétiques, carrosseries de voitures en plastique, organes artificiels, Systèmes d’armes létales autonomes (SALA), armes embarqués sur satellite, drones, téléphones intelligents, stimulateurs cardiaques, auto-tensiomètre, glucomètre, appareils auditifs, voitures autonomes, la liste est sans fin. Pourtant, ce n’est là qu’une petite fraction des changements intéressant les produits et les techniques basés sur des technologies de pointe. Les réseaux de communication numérique, les biens d’équipement et les procédés de production sont eux aussi en pleine révolution : nouvelles méthodes de fabrication des médicaments, plantes produites par clonage, Industrie 4.0, Internet des Objets (IoT), Intelligence artificielle, Réseaux électriques intelligents, là encore la liste est interminable. 

Parallèlement aux changements réels apportés par ces technologies, les articles de revues qui les décrivent au public et les documents de politique qui les analysent à l’intention des organismes gouvernementaux et des hommes d’affaires ne cessent eux aussi de se multiplier. Dans ce contexte, le développement d’une nouvelle vision nationale globale n’est cependant pas l’addition de réformes à chaque secteur, pensées séparément, mais un processus unique de changement et d’intégration à des chaînes de valeur mondiales en s’appuyant sur les leviers potentiels de croissance et de transformation ciblés.


2. Les technologies de pointe en tant que leviers potentiels pour le développement économique et social 1
La rapidité de l’évolution des technologies est un des traits les plus saillants de notre époque. Les progrès technologiques rapides enregistrés, rendus possibles par l’élargissement et l’approfondissement des connaissances, dans des domaines souvent situés aux frontières des disciplines scientifiques et traditionnelles, se manifestent dans des technologies dites de pointe. En somme, elles ne sont pas seulement de plus en plus utilisées dans les produits et les services, mais constituent aussi la base des techniques de production de pointe sur lesquelles se fondent la compétitivité économique internationale de tous les pays avancés et les pays émergents notamment en Asie.


2.1 Quelles sont les technologies de pointe ? 

Les technologies de pointe ont plusieurs caractéristiques qui les distinguent très nettement des technologies classiques. D’abord, ce sont des technologies qui font appel à une somme considérable de connaissances et qui sont grosses consommatrices d’information, même lorsque le produit final est relativement simple. Leur deuxième caractéristique est l’évolution rapide des méthodes et des applications : l’intervalle de temps qui sépare deux innovations peut être inférieur à dix ans, voire même à trois ans, comme c’est le cas pour le secteur des semi-conducteurs (le nom semi-conducteur fait référence aux matériaux de base de la microélectronique, tels que le silicium), chaque fois que l’industrie «sortait» une nouvelle génération de puces, la génération suivante était planifiée avec une constante de temps de trois ans. Une autre caractéristique des technologies de pointe est de nécessiter des investissements élevés même pour des produits relativement bon marché. 


La quatrième caractéristique est qu’elles utilisent que peu de main d’œuvre, du fait du recours à l’automatisation. Enfin, la dernière caractéristique est le secret qui les entoure2

Cependant, l’intérêt se concentre principalement sur trois familles de technologie, en l’occurrence  la micro-nanoélectronique, les matériaux nouveaux et la biotechnologie, de par leurs effets majeurs sur presque tous les secteurs économiques et sur lesquels reposent toutes les technologies actuelles et à venir telles que les technologies de l’information et de la communication (TIC), l’intelligence artificielle (IA), l’industrie 4.0, l’Internet des Objets (IoT), l’énergie renouvelable, la nanotechnologie, etc. C’est aussi de par leur potentiel à servir de base à des innovations technologiques et à un entrepreneuriat technique nationaux, et ce sont là deux concepts auxquels une grande attention devrait être accordée à leur définition.

 L’innovation technologique consiste à partir du concept d’une technologie nouvelle pour créer un produit ou un procédé qui fonctionne et l’entrepreneuriat technique consiste à créer une entreprise rentable fondée sur l’exploitation commerciale d’une innovation technologique. A titre d’exemple, la guerre commerciale que se livrent aujourd’hui les Etats-Unis et la Chine et les fortes tensions qui les opposent sur Taïwan est plutôt une guerre technologique. Il y a lieu de rappeler ici que les plus grandes fonderies de silicium sont taïwanaises grâce à leur haut niveau d’expertise en ingénierie et en gestion manufacturière. La compagnie TSMC (Taïwan Semiconductor Manufacturing Co. Ltd.) qui est au cœur des enjeux stratégiques détient près de 90% du marché mondiale des puces les plus évoluées utilisées dans des appareils électroniques allant des téléphones intelligents aux supercalculateurs. Restée trop souvent dans l’ombre et dans une relative opacité, cette compagnie fabrique les puces conçues et vendus par ses plus grands clients américains tels qu’Apple, Advanced Micro Devices (AMD), Qualcomm, Broadcom, Nvidia ou Texas Instruments3. 

Cela étant dit, et comme antécédents formels, il convient de rappeler que les technologies susmentionnées ont déjà fait l’objet de prises de positions officielles au niveau international gouvernemental. Celles-ci pourraient de toute évidence constituer des leviers potentiels de croissance de l’économie nationale en ciblant un positionnement sur les chaînes de valeur mondiales des différents secteurs technologiques clés en saisissant les opportunités offertes de partenariat et de cofinancement à l’international et de système de protection de la propriété intellectuelle. 

Ces technologies de pointe ne sont pas les seuls systèmes technologiques à étudier mais elles figurent parmi les plus importants. C’est pourquoi nous étudierons brièvement ci-après les aspects des trois technologies dites universelles pour reprendre la terminologie adoptée dans un rapport de l’OCDE.


Technologie de microélectronique/nanoélectronique : 

La microélectronique est une spécialité du domaine de l’électronique qui s’intéresse à l’étude et à la fabrication de puces et de composants à l’échelle micrométrique. Passer à l’échelle nanométrique, cette réduction amène à parler désormais de nanoélectronique qui est une évolution logique de la microélectronique. Les systèmes informatiques, les systèmes embarqués, les systèmes automatiques, etc.,  reposent sur deux piliers: la microélectronique et les logiciels. Les logiciels permettent à ces systèmes d’accomplir des tâches et la microélectronique fournit des plateformes matérielles sur lesquelles s’exécutent les logiciels. 

Les puces ou les composants sont au cœur des TIC, c’est à dire cet ensemble d’outils et de ressources technologiques permettant la transmission, l’enregistrement, le partage ou l’échange des informations, notamment les ordinateurs, l’Internet, les technologies et les appareils de diffusion en direct et la téléphonie. En effet, la microélectronique représente un véritable levier pour une part croissante de l’économie mondiale dont l’importance s’illustre par son chiffre d’affaires. Durant l’année 2017, avec 320 milliards d’ de chiffre d’affaires au niveau mondial, le secteur des semi-conducteurs contribue à générer plus de 1948 milliards d’euros de chiffres d’affaires dans les industries électroniques, plus de 4683 milliards d’euros dans le secteur des industries d’assemblage et 43135 milliards d’euros de chiffres d’affaires dans les services marchands. 

Il est incontestable, qu’aujourd’hui, aucun secteur industriel ne peut être assez compétitif, sans l’emploi de composants microélectroniques avancés. Ils sont à l’origine de l’introduction de nouvelles fonctions toujours plus performantes et de réduction de coûts. La microélectronique constitue donc un vecteur déterminant de l’innovation technologique et industrielle. C’est dans le domaine de la microélectronique que le lien entre la science fondamentale et l’activité commerciale est le plus évident. Pour ces diverses raisons, la microélectronique est considérée comme beaucoup plus universelle que la technologie des matériaux nouveaux et la biotechnologie et c’est sur ces technologies que se porte le plus l’attention des milieux politiques et industriels.  


Technologie des matériaux nouveaux : 

Il existe quatre grandes catégories de matériaux nouveaux : - les matériaux structurels, y compris les métaux ou les alliages métalliques, la céramique, les polymères et matériaux composites ; - les matériaux fonctionnels qui accomplissent des tâches électriques, magnétiques ou optiques ; - les matériaux de génie civile comme le ciment, le béton et le plâtre ; - les matériaux organiques polymères, d’origine animale, végétale ou synthétique, le bois et les matériaux à base de bois, le coton, la laine, le papier, matière plastique,…L’excitation concernant les matériaux nouveaux concerne presque entièrement ceux des deux premières catégories comme cela a été le cas des améliorations révolutionnaires obtenues en augmentant les températures auxquelles les nouveaux matériaux peuvent supporter la supraconductivité, autrement dit, le matériau perd toute résistance électrique et qu’il n’y a donc pas de perte d’énergie électrique. D’autres exemples fournis par l’actualité sont ceux de graphène et des terres rares, considérées comme le nouvel «or noir». Le graphène a souvent été décrit comme un matériau miracle aux propriétés exceptionnelles, extrêmement résistant, meilleur conducteur électrique et thermique. Les applications potentielles sont très nombreuses telles que les batteries, les panneaux solaires, les écrans tactiles ou encore les transistors. Quant aux terres rares, ils sont partout, dans les téléphones intelligents, dans les voitures électriques, dans les éoliennes, dans l’aérospatial, dans l’automobile et dans la défense. 


Cependant, ces métaux sont très compliqués à extraire et la plupart des pays dépendent de la Chine pour leur approvisionnement. Elle fabrique à elle seule 85% des terres rares dans le monde. Elles font l’objet aujourd’hui de nombreuses convoitises des grandes entreprises de haute technologie, qu’elles soient civiles ou militaires4.

Biotechnologie : 

Bien qu’elle ne soit pas aussi répandue et avancée que la microélectronique et la technologie des matériaux nouveaux, la biotechnologie est un domaine d’innovation très dynamique; elle diffère fondamentalement des anciennes techniques biologiques solidement établies par leur manipulation directe de la structure génétique des micro-organismes, des végétaux et des animaux. L’OCDE définit la biotechnologie comme : «L’application de la science et de la technologie à des organismes vivants, de même qu’à ses composantes, produits et modélisations, pour modifier des matériaux vivants ou non-vivants aux fins de la production de connaissances, de biens et de services.»  

Les principaux progrès de l’industrie sont les résultats des percées scientifiques de recombinaison des ADN, des anticorps monoclonaux et des cultures cellulaires et tissulaires. La biotechnologie a des applications importantes et adaptées aux besoins de développement national, notamment dans l’agriculture et l’alimentation, l’énergie, la santé et la pharmacie, l’environnement : - dans le domaine de l’agriculture, la biotechnologie permet notamment d’accélérer le processus de reproduction des plantes, et de produire des espèces végétales plus résistantes et de rendement plus élevé ; - en matière de santé, les applications comprennent, entre autres, les technologies de diagnostic et de thérapies pour une médecine de précision ou personnalisée; - dans l’industrie chimique, des procédés biologiques, sont utilisés pour la production de bio-plastiques, de caoutchouc synthétique, de bio-pesticides et de parfums; - dans le secteur de l’environnement, les applications concernent la décontamination et la bio-remédiation des sites pollués, le traitement et le recyclage des déchets et des odeurs, le traitement de l’eau, la surveillance des agents pathogènes dans l’environnement et les énergies renouvelables.

2.2 Quelle stratégie adopter pour se forger une capacité dans ces technologies de pointe et promouvoir, en même temps l’innovation technologique et l’entrepreneuriat technique ?5,6

L’expérience des pays qui ont réussi, dans des délais relativement brefs, notamment d’Asie (Chine, Corée du Sud, Taïwan, etc.), pour être compétitifs dans les industries de haute technologie, démontre l’importance de l’exigence de trois éléments de base : le capital, la main d’œuvre qualifiée et la volonté politique ferme. Dans la première phase d’industrialisation, la stratégie de croissance de ces pays s’articule principalement autour des objectifs suivants : - accélérer le transfert de technologie pour édifier une première génération d’industries branchée, par ses achats et ses ventes, sur l’économie traditionnelle dont elle doit être le moteur du progrès; créer à cet effet un potentiel d’innovation technologique local; - élargir l’infrastructure technologique des services d’information scientifique et technique; - commencer à créer un potentiel national dans quelques secteurs de technologie de pointe, de manière à jeter les bases des futurs points forts de la seconde phase d’industrialisation. (A suivre)

 

Mohand Tahar Belaroussi 

Docteur en microélectronique
 Ex-directeur de recherche
Ex-directeur de la DPREP/DGRSDT/MESRS
 

 

Références
1.Nouvelles technologies et développement des entreprises en Afrique, Scott Tiffin, Centre de Développement de l’OCDE, 1992 avec le concours de Richard Saunders
2.Sciences, Technologie et Développement endogène en Afrique : Tendances, problèmes et perspectives, CASTAFRICA II - Unesco - Juillet 1987
3.Comment le Taïwanais TSMC est devenu le géant des puces, Kathrin Hille, Courrier International, 24 avril 2021
4.Les terres rares, un enjeu géopolitique sino-américain, 
La Tribune, Louis Torres Tailfer, AFP, 25 Août 2019
5.Microelectronics R&D Blossoms in Taiwan, J.B. Kuo, IEEE Circuits & Devices Magazine, March 1996
6.ERSO – 20 Years of IC Leadership in Taiwan,  John 
Choma, IEEE Circuits & Devices Magazine, March 1996
 

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