Des crimes d’une horreur inimaginable ont été commis contre des civils innocents, alors que des douars entiers ont été incendiés et des familles décimées.
Quatre-vingts années se sont écoulées depuis les événements sanglants du 8 Mai 1945, et la mémoire des Algériens garde encore les séquelles de ces massacres qui n’avaient pas d’égal dans leur atrocité durant toute l’histoire de l’Algérie.
Dans la ville de Sétif et toute sa région, la célébration de ces massacres chaque année ravive la mémoire sur ces crimes que des militants et de braves hommes et femmes œuvrent à faire connaître aux jeunes générations pour que nul n’oublie.
Une mission assumée depuis des décennies par la Fondation nationale du 8 Mai 1945, dont le président, le moudjahid Abdelhamid Salakdji, âgé de 82 ans, nous a reçus chez lui à Sétif, pour nous révéler l’immense travail de mémoire, de collecte d’informations, de documents et de témoignages, sans compter les nombreuses études réalisées par le comité scientifique de la fondation et les multiples séminaires organisés pour apporter aux jeunes Algériens toutes les vérités sur ces massacres, dont les auteurs sont restés impunis, sans la moindre justice rendue aux victimes.
Pour comprendre les origines de ces événements, Abdelhamid Salakdji rappelle qu’il faudra remonter à la Seconde Guerre mondiale, durant laquelle des milliers d’Algériens ont été mobilisés sur le front pour la libération de la France, citant la célèbre bataille de Monte Cassino, en Italie, qui s’est déroulée de janvier à mai 1944, entre les Alliés et les forces allemandes.
M Salakdji cite comme exemple l’engagement des Algériens aux côtés des Alliés, celui de l’officier Lounis Hanouze, qui a participé à la tête de ses groupes composés de soldats algériens à la libération de trois villes françaises. «Au retour du front, il verra trois membres de sa famille tués lors des événements du 8 Mai 1945 à Kherrata», note notre interlocuteur, qui évoque une prise de conscience et un éveil chez les militants de la cause nationale.
«Les militants de la cause nationale ont commencé à nourrir l’espoir de vivre cette liberté tant revendiquée après les défaites de l’armée allemande sur les fronts en Europe, marquant la chute imminente du régime nazi, et surtout après la conférence de Yalta, tenue du 4 au 11 février 1945 en Crimée, et qui a conforté cet espoir, ainsi que la plateforme de San Francisco et les promesses du président américain Franklin Roosevelt qui donne le droit à l’autodétermination aux pays colonisés ayant participé à la chute du nazisme».
A l’instar des peuples des pays alliés, le PPA décide à l’époque de participer à ces fêtes par des manifestations pacifiques. Pour l’histoire, le Parti du peuple algérien (PPA) avait été fondé, le 11 mars 1937, en France par Messali Hadj après l’interdiction de l’Etoile nord-africaine (ENA), considérée comme une menace pour l’autorité de l’Etat français.
Le nouveau parti a maintenu la direction, les structures et les objectifs de l’ENA, revendiquant l’émancipation du peuple algérien, et rejetant toute assimilation. Le PPA avait été interdit à son tour en septembre 1939 pour atteinte à la souveraineté de la France et collusion avec l’Allemagne nazie, mais ses nombreux militants ayant échappé aux arrestations ont continué à activer dans la clandestinité.
Des ordres pour une marche pacifique
Evoquant les préparatifs de la marche du 8 Mai 1945, Abdelhamid Salakdji a révélé à El Watan que la cellule du PPA à Sétif avait reçu des ordres des cadres du parti pour organiser une manifestation pacifique, ajoutant que tous les détails avaient été préparés dans le plus grand secret, après avoir obtenu des schémas au crayon pour la confection d’un drapeau vert et blanc avec un croissant et une étoile rouges.
Il devait y avoir aussi quatre banderoles qui seront portées le jour J avec comme slogans «Algérie libre», «Algérie musulmane», «Libérez Messali» et «Libérez les prisonniers». Toutes les missions ont été réparties sur les militants du PPA pour qu’il n’y ait aucun dérapage. Une autorisation verbale a été accordée par le sous-préfet de Sétif, dont l’autorité s’étendait également sur les régions de Bordj Bou Arréridj, Kherrata et Béjaia.
Selon Abdelhamid Salakdji, «cette autorisation verbale et non écrite, car le sous-préfet de Sétif craignait la réaction des Européens, a été accordée à des militants des Amis du Manifeste pour la Liberté (AML) pour des raisons dues à l’interdiction du PPA, mais tout ce qui concernait la préparation de la manifestation a été l’œuvre du PPA et personne d’autre». Il soutient que cette vérité a été confirmée auprès des témoins parmi les militants du PPA, ayant survécu aux massacres.
Le mardi 8 mai 1945 était un jour de marché hebdomadaire à Sétif. Le départ a été fixé au Faubourg de la Gare, plus connu par Haï Langar, près de la mosquée Abi Dhir Al Ghifari. Un lieu de culte qui garde de nos jours une grande valeur emblématique et historique pour la population de Sétif.
Construite en 1936 par l’association des Oulemas musulmans algériens grâce aux dons des habitants, elle est la deuxième plus ancienne mosquée de la ville, après celle d’El Atik, édifiée en 1840 non loin d’Aïn El Fouara. Selon le déroulé de la journée, détaillé à El Watan par Abdelhamid Salakdji, la manifestation, marquée par une bonne organisation, avait connu une forte mobilisation. Les gens sont venus par milliers des mechtas et des douars de toute la région de Sétif.
Leur nombre a été estimé à 10 000 individus, selon les dirigeants du PPA et 6000 selon les services de la police française. Son parcours avait été fixé à partir de la mosquée Abi Dhir Al Ghifari en direction de la route de Constantine (aujourd’hui boulevard du 8 Mai 1945 en plein centre-ville de Sétif), se trouvant à 300 m, habitée par une importante population européenne.
Pour éviter tout débordement et insister sur le caractère pacifique de la manifestation, les organisateurs avaient appelé les participants à laisser dans la mosquée tout ce qu’ils avaient comme bâtons et couteaux. Une consigne dont les gens avaient bien saisi l’importance et l’avaient appliquée sans réclamation.
Entamée à 9h, la marche avait été précédée par les louveteaux des Scouts musulmans portant la gerbe de fleurs, suivis par des rangées d’habitants. Les banderoles confectionnées étaient dissimulées. Leurs porteurs avaient été instruits de les brandir e temps et lieu fixés pour faire parvenir les revendications du peuple algérien.
La répression sanglante comme réponse
«C’est Aïssa Cheraga, un militant du PPA, longiligne et notoirement connu pour son courage, qui a été chargé de porter le drapeau caché sous son burnous. Il avait été instruit de ne le brandir qu’au moment voulu», raconte à El Watan le président de la Fondation du 8 Mai 1945.
«Devant l’hôtel de France, juste avant la route de Constantine, étaient postés dans une voiture le commissaire Tord, l’officier de police judiciaire Olivieri, l’officier Valere et le policier Arss ; ils ont laissé passer les scouts avec la gerbe de fleurs, mais une fois qu’ils ont vu les banderoles et le drapeau, ils se sont rués vers leurs porteurs pour les enlever ; c’est là que les choses ont dégénéré provoquant des bousculades ; Cheraga est tombé au milieu de la foule avec le drapeau et le destin a voulu que Bouzid Saâl, un scout de 26 ans, soit tout près de lui ; il a pris le drapeau ; refusant d’obtempérer aux ordres d’Olivieri et Valere ; on lui tire dessus.
Ayant reçu des balles, il est grièvement blessé et meurt une heure après son arrivée à l’hôpital, enregistré par erreur sous le nom de Saâd Bouzid. Il est le premier martyr des événements du 8 Mai 1945 en Algérie», ajoute-t-il. «J’ai rencontré un ancien joueur de l’USM Sétif, qui s’appelait Hocine Laclif ; il avait été recruté à l’époque des faits comme agent au service de chirurgie de l’hôpital de Sétif ; c’est lui qui m’a confirmé que Bouzid Saâl était mort entre ses bras une heure après son arrivée», conclut-il.
Ces incidents avaient marqué le début d’une répression sanglante qui s’est poursuivie jusqu’à la fin du mois de juin, alors que des sources soutiennent que les exactions et les exécutions des prisonniers ont eu lieu jusqu’au mois de septembre 1945. Le jour du 8 mai déjà, les colons tiraient sur les civils présents à cette manifestation à partir des balcons de leurs maisons à la route de Constantine.
Vers midi, l’armée est sortie des casernes. Le 2e bataillon, composé essentiellement de soldats sénégalais et français, avait reçu les ordres du couvre-feu en plein jour. Les soldats avaient commencé à tirer sur toute personne qui se trouvait sur leur chemin, sans distinction et sans sommation.
Les personnes ayant survécu aux massacres avaient apporté des témoignages sur des enfants piétinés, des hommes tués devant leurs domiciles en présence de leurs familles et des maisons brulées.
Tout ce qui avait été dit et écrit sur ces massacres ne pourra jamais décrire cette phase la plus horrible dans l’histoire de la France coloniale. Dans toute la région de Sétif, 27 villages, douars et mechtas ont été touchés par ces massacres.
Des crimes contre des civils innocents
Les milices des colons, armés jusqu’aux dents et animés d’une haine féroce contre les Algériens, menaient de véritables chasses à l’homme dans les campagnes, avec l’appui de l’armée. Des témoins ont révélé que ce sont ces milices qui indiquaient aux soldats de l’armée française les lieux où se trouvaient des individus ou leurs proches suspectés d’avoir participé aux manifestations pour les arrêter et les tuer.
Des centaines de personnes ont été fusillées froidement devant leurs maisons, en présence de leurs enfants. Des civils innocents, qui n’avaient rien à avoir avec ce qui s’était passé à Sétif le 8 mai, ont été arrêtés puis rassemblés dans les centres de détention, les casernes et même sur les terrains vagues pour être jugés sommairement. Ceux qui avaient échappé aux exécutions avaient été condamnés aux travaux forcés à perpétuité.
Durant toute la durée de ces massacres, les tueurs s’efforçaient d’effacer les traces des crimes, en enterrant les morts dans des fosses communes. Même l’aviation et la marine avaient pris part à ces tueries en bombardant plusieurs villages et mechtas dans la région de Sétif. C’était un véritable génocide. Selon le rapport officiel du général Duval, chef de la division de Constantine, on avait avancé le nombre de 102 Européens tués dans ces événements, dont 90 à Sétif. Concernant le nombre de morts parmi les Algériens, les autorités françaises de l’époque l’avaient évalué à 1500, alors que le PPA avait avancé le chiffre de 45 000 morts.
Le président de la Fondation nationale du 8 Mai 1945, Abdelhamid Salakdji, soutient qu’il ne faut plus se fier aux archives françaises, qu’il qualifie de non fiables, car elles ont été scrupuleusement «nettoyées», pour ne pas divulguer l’ampleur réelle de ces crimes.
Témoin vivant de ces massacres après avoir pris part à la marche pacifique du 8 Mai 1945, Kateb Yacine, écrivain algérien, âgé de 16 ans à l’époque, où il était élève au lycée Albertini de Sétif (actuel Mohamed Kerouani), avait lui aussi été arrêté le 13 mai et emprisonné comme l’avaient été des enfants de 12 ans. Il avait perdu une dizaine de membres de sa famille dans ces tueries à Sétif et Guelma. Il notait : «C’est en 1945 que mon humanitarisme fut confronté pour la première fois au plus atroce des spectacles. J’avais vingt ans.
Le choc que je ressentis devant l’impitoyable boucherie qui provoqua la mort de plusieurs milliers de musulmans, je ne l’ai jamais oublié. Là se cimente mon nationalisme.» Il dira plus tard : «Je suis né quand j’avais seize ans, le 8 mai 1945. Puis, je fus tué fictivement, les yeux ouverts, auprès de vrais cadavres et loin de ma mère qui s’est enfuie pour se cacher, sans retour, dans une cellule d’hôpital psychiatrique. Elle vivait dans une parenthèse, qui, jamais plus, ne s’ouvrira. Ma mère, lumière voilée, perdue dans l’infini de son silence».
Une étape décisive du nationalisme algérien
Le fait le plus marquant dans l’histoire des massacres du 8 Mai 1945, et que les historiens n’avaient cessé d’étudier et de commenter a été le rapport classé «ultraconfidentiel», avant d’être rendu public, adressé au général Henry Martin commandant le 19e corps d’armée à Alger, par le général Duval, qui avait dirigé la répression contre les Algériens.
Dans ce document il écrivait : «Je vous ai donné dix ans de paix, mais tout doit changer en Algérie... L’épreuve de force des agitateurs s’est terminée par un échec complet dû essentiellement au fait que le mouvement n’a pas été simultané. L’intervention immédiate a brisé toutes les tentatives, mais le calme n’est revenu qu’en surface. Depuis le 8 mai, un fossé s’est creusé entre les deux communautés. Un fait est certain : il n’est pas possible que le maintien de la souveraineté française soit exclusivement basé sur la force. Un climat d’entente doit être établi».
Des propos que l’histoire confirmera près de dix ans plus tard avec les attaques de la Toussaint rouge, dans la nuit du 1er novembre 1954, annonçant le début de la Guerre de libération. Les Algériens avaient compris le 8 Mai 1945, qu’il ne fallait pas se faire d’illusions en allant revendiquer leur liberté, après avoir combattu pour la liberté des autres.
Dans un article intitulé Mémoire du 8 mai 1945, paru dans Le Monde diplomatique de juin 2001, on peut lire : « La révolte de Sétif s’inscrit en effet comme une étape décisive du nationalisme algérien. La Seconde Guerre mondiale a favorisé cette explosion : dans la première phase du conflit, la propagande allemande a encouragé le renforcement des nationalismes au Maghreb et, après le débarquement allié en Algérie en 1942, les forces américaines ont propagé le thème anticolonial.
Le combat des Alliés contre des régiments dictatoriaux, auquel participent de plus en plus de Maghrébins, a accentué la comparaison avec l’autoritarisme colonial et mis en lumière la situation de citoyen de seconde zone des musulmans. La révolte de Sétif, qui s’étend à Guelma, Bône, Biskra, Batna et Constantine, cristallise ainsi plus d’un siècle de frustrations et d’humiliations.
La répression menée alors par le général Duval, engageant l’aviation et la marine, est d’une violence inouïe : en quelques semaines, de 6000 à 8000 Algériens sont tués, 45 000 selon la mémoire collective algérienne». Plusieurs lignes plus loin, il est noté : «Le déchaînement de la répression de Mai 1945 dans le Constantinois marque un changement radical de conjoncture pour les nationalistes.
L’absence de réformes significatives après 1945 conforte la conviction que le système colonial ne peut s’amender par des voies pacifiques. D’autre part, il devient clair que l’unification de toutes les forces d’un nationalisme alors divisé est nécessaire pour renverser le rapport de force entre celui-ci et la puissance coloniale. Sétif préfigure ainsi la guerre d’Algérie».