Bref diagnostic du système national de recherche algérien : Une approche triadique (État-université-entreprise)

01/06/2025 mis à jour: 02:49
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Photo : D. R.

Par Mohand Tahar Belaroussi (*) 
Docteur en micro-électronique 

Alors que le gouvernement affirme placer l’économie de la connaissance au cœur de ses priorités, le système national de recherche reste miné par des incohérences institutionnelles, un isolement universitaire et l’absence de culture d’innovation dans les entreprises. Cette analyse propose un diagnostic sans concession d’un système à reconstruire.

«Le diagnostic d’un système politique ne se limite pas à constater ses crises, il doit en exposer les contradictions internes - ces fissures où tremble l’ordre ancien et où germe l’avenir.» (Méthode dialectique inspirée de Karl Marx)

Le Système national de recherche (SNR) algérien repose sur trois piliers interdépendants – l’Etat, les universités et les entreprises – dont l’articulation défaillante explique en grande partie les échecs technologiques et industriels déjà évoqués. Cette contribution diagnostique ces dysfonctionnements spécifiques à chaque acteur, tout en analysant leurs interactions déficientes, à travers le prisme des trois finalités du SNR : la mise en œuvre des politiques publiques (Etat), l’avancement des connaissances (universités) et l’innovation industrielle (entreprises). Ce diagnostic triadique révèle donc des lacunes systémiques qui appellent une refonte urgente, préalable à toute stratégie de renaissance par la science et la technologie (S&T).

L’Etat, censé incarner le pilier stratégique du SNR, en est devenu le principal point de rupture. Son incapacité à concevoir et mettre en œuvre une politique scientifique cohérente se manifeste à travers deux dimensions complémentaires : l’incohérence législative et les défauts structurels de gouvernance.

Les lois de programme de 1998 et 2008, censées impulser une dynamique scientifique, ont été élaborées sans diagnostic préalable ni priorisation technologique. Elles ont dilué les objectifs dans des catalogues hybrides, sans lien avec les besoins économiques du pays. Ce recours aux «lois de programme» a davantage servi à verrouiller des budgets qu’à garantir leur utilisation efficace, comme en témoigne la dissolution du Fonds national de la recherche (FNRSDT) en 2021, sans évaluation ni débat.

L’approche législative reste ainsi formelle et inefficace, comme l’illustre l’article 9 de la loi de 2015, qui évoque une «stratégie nationale de développement global», alors même que le Conseil national de la recherche scientifique et technique (CNRST), avec ses commissions intersectorielles, bien qu’inspiré du modèle proposé par l’Unesco — instance censée en définir les principes — reste inactif depuis sa création en 1992 (1), (2).

Défauts de gouvernance : des institutions fantômes

Le système de gouvernance de la recherche scientifique en Algérie illustre parfaitement le diagnostic posé par les experts de l’Unesco : «Il n’y a pas de plan, et d’une manière générale, de politique de la recherche s’il n’y a pas d’idées scientifiques/technologiques nouvelles et de volonté d’orientations originales de développement national pour leur donner des champs d’application possibles.» Cette analyse révèle les racines du malaise qui frappe les institutions de recherche algériennes.

L’évolution chaotique du CNRST témoigne de cette dérive bureaucratique. Créé en 1992 (décret exécutif n°92-23), modifié à plusieurs reprises (2008, 2015), puis refondu en 2016 (Constitution de 2016, loi n°20-01) en prenant le nom de Conseil national de la recherche scientifique et des technologies en conservant le même acronyme, cette instance a vu ses missions théoriques - orientation stratégique et évaluation - se superposer à d’autres structures (CNE, CNRSDT, DGRSDT : loi n°15-21) sans jamais parvenir à impulser une dynamique scientifique novatrice. Comme le soulignent les experts de l’Unesco, «sans idées scientifiques (...), la démarche de programmation n’est que bureaucratie stérile» - une description qui colle parfaitement au cas algérien.

La composition du CNRST, malgré son ambition de représentativité, reste fortement marquée par les nominations politiques. L’absence de transparence sur ses activités et l’opacité de sa gouvernance renforcent son image d’organe purement formel. De plus, le chevauchement fonctionnel avec la DGRSDT introduit une confusion entre orientation stratégique et gestion administrative, freinant toute cohérence d’action. Cette situation valide pleinement l’avertissement de l’Unesco selon lequel «si le risque de changer les structures et les habitudes n’est pas couru, il est inutile d’élaborer une politique de recherche véritable». Ce paradoxe reflète un système où la multiplication des structures a été préférée à des réformes de fond.

Une «institution fantôme» emblématique

Bien que la loi 20-01 lui attribue un rôle central dans la planification, l’évaluation et la coordination de la recherche, le CNRST demeure largement inactif. Il ne publie aucun rapport d’évaluation, n’a pas de visibilité sur ses décisions et partage ses prérogatives avec d’autres structures sans articulation claire. Après presque trois décennies d’existence, sa récente réactivation n’a pas permis de rompre avec cette inertie : aucune réunion opérationnelle significative n’a été tenue avant 2020, et sa réforme récente n’a fait que confirmer son rôle consultatif sans pouvoir réel.Présentement, notre SNR au niveau politique est confronté à de sérieux défis de coordination et de politique commune dans le chapitre de l’économie de la connaissance.

La multiplicité des cas de chevauchements entre les missions des départements ministériels donne aujourd’hui lieu à une confusion et à une incohérence qui empêchent l’élaboration d’une politique commune de recherche et d’une véritable stratégie holistique et adaptée aux contextes national et international.

Cette carence de pilotage étatique, où les réformes institutionnelles successives n’ont produit qu’une bureaucratie stérile — comme l’a souligné l’Unesco — a des répercussions profondes sur l’ensemble de l’écosystème scientifique national. 
Les universités, comme l’exposera la section suivante, en subissent directement les effets, fonctionnant sans cadre stratégique cohérent ni réelle synergie avec les autres acteurs.

Ce défaut de gouvernance se manifeste avec acuité dans la relation recherche-industrie, où l’absence de mécanismes de régulation perpétue un divorce nuisible entre production scientifique et besoins socio-économiques. Le CNRST incarne cette dérive gestionnaire : en privilégiant les apparences, il a vidé les institutions de recherche de leur substance opérationnelle. Les sections suivantes détailleront comment cette défaillance se traduit concrètement dans les dysfonctionnements universitaires et les blocages du transfert technologique.

Dans une telle situation, il convient de rappeler que les pays ayant réussi leur transition vers l’économie de la connaissance — notamment en Asie — se sont tous dotés, du moins dans leur phase de décollage, d’un ministère de la S&T. Celui-ci joue un rôle central de planification, de coordination et de gestion, essentiel pour constituer un potentiel scientifique et technologique au service du développement national. Pour l’Algérie, la création d’un tel ministère s’impose face aux chevauchements de missions, à la dispersion et à l’émiettement des moyens entre plusieurs départements ministériels.

Le secteur université : Une recherche isolée de l’aval industriel

L’isolement des universités s’explique par l’absence de pilotage clair de l’Etat, mais aussi par une fragmentation interne du système académique.

En Algérie, la recherche demeure dispersée et mal coordonnée. De nombreux chercheurs, qu’ils soient universitaires ou issus de centres de recherche, peinent à situer leur rôle dans le continuum depuis la recherche fondamentale jusqu’à l’innovation, ce qui entraîne duplication, gaspillage et méfiance mutuelle (3).

Les programmes de formation continuent à viser des profils supposés répondre à une demande industrielle inexistante en matière de R&D. Les ingénieurs sont ainsi cantonnés à des tâches techniques de maintenance ou de réparation.
Malgré un potentiel humain indéniable, le système universitaire souffre d’un isolement structurel. La multiplication anarchique de moyens de caractérisation physico-chimique et de centres de calcul intensif — souvent sous-utilisés faute de coordination — illustre cette inefficience. A l’inverse, des modèles intégrés, comme celui du KAIST en Corée du Sud, montrent les bénéfices d’une stratégie unifiée : mutualisation des moyens, synergies avec l’industrie, et résultats concrets en matière de brevets et de création d’entreprises. Pourquoi un tel succès reste-t-il hors de portée de notre système pourtant riche en compétences ? La réponse réside dans l’absence criante de vision collective (4).

Ces dysfonctionnements ont des conséquences directes : frustration des chercheurs, baisse de la qualité des diplômés et fuite des compétences vers des systèmes mieux organisés. Ce phénomène ne sera pas inversé par des augmentations salariales ni par la création d’écoles dans des pôles déconnectés du modèle de technopole, encore moins par un statut égalitaire des chercheurs contraire à toute logique d’élitisme scientifique.

Dans ce contexte, l’absence d’universités algériennes dans le classement de Shanghai 2025 n’a rien de surprenant. En matière d’innovation, malgré les soutiens accordés aux startups, l’Algérie occupe la 115eplace sur 133 dans l’indice 2024 de l’OMPI. Tandis que les universités restent isolées, les entreprises manquent cruellement de culture R&D, rendant tout rapprochement difficile.

Le secteur entreprise : Une culture de R&D absente

Dans le secteur industriel, les domaines les plus actifs sont l’énergie, la pharmacie, l’agroalimentaire, l’électrotechnique et l’électronique, la mécanique, les matériaux de construction, la métallurgie et la chimie. Toutefois, on observe une absence persistante de structures de R&D au sein des entreprises. Cette carence empêche nos universités de jouer un rôle de soutien aux PME, contrairement à ce qui se pratique dans de nombreux pays, limitant ainsi la collaboration et le transfert de connaissances vers le monde économique et de la formation.

De plus, la planification de la recherche universitaire demeure largement déconnectée de toute stratégie industrielle nationale. Les rares tentatives de convergence via des conventions intersectorielles n’ont pas donné les résultats escomptés, ce qui soulève la question des fondements sur lesquels pourrait s’appuyer une éventuelle reconversion industrielle réussie.

En termes d’effectif, les données de la DGRSDT (2020) révèlent une situation alarmante : les entreprises publiques algériennes n’emploient que 184 chercheurs, soit moins de 0,5% du total national, et la plupart n’exercent pas d’activité réelle de R&D. Les critères retenus - publications scientifiques, brevets déposés ou projets innovants menés - confirment cette absence criante de culture recherche-développement. Cette inertie illustre le fossé entre les discours politiques et la réalité, et confirme l’urgence d’un plan stratégique crédible, seul capable de sortir le pays de sa dépendance technologique relative. 

Si nos entreprises en sont réduites à adopter sans discernement les technologies élaborées ailleurs alors, elles n’auront guère le moyen d’agir sur le développement de l’économie nationale. L’importation de technologies n’est une stratégie de développement saine que lorsqu’elle aide notre pays à accumuler une capacité scientifique, technique et technologique propre et bien partagée à le mettre en mesure, à terme, de couvrir ses besoins.

En conclusion, l’Algérie ne manque ni de compétences, ni de ressources, ni de talents — localement ou dans sa diaspora. Ce qui lui fait défaut, c’est un cadre stratégique clair, structurant, porté par une volonté politique forte. 
La reconstruction du système national de recherche ne saurait être un exercice administratif ou une simple réforme sectorielle. Elle exige une rupture assumée avec les logiques passées, et une mobilisation collective au service d’un projet national fondé sur la science, la technologie et l’innovation. Il est temps que la flamme de la recherche éclaire enfin le chemin d’une Algérie nouvelle, souveraine, prospère et durable. M. T. B.

(*)Directeur de recherche (retraité)
Ex-directeur de la DPREP/DGRSDT/MESRS

Références

1. La programmation de la recherche nationale : Autopsie d’un échec annoncé, El Watan Économie, 8 au 14 décembre 2008
2. Méthodes de programmation applicables à l’orientation et à la gestion de la R&D nationale, Etudes et documents de politiques scientifique, Unesco, 1990
3. Formation-Recherche-Démonstration-Production : Des articulations difficiles, mais absolument nécessaires. Le Quotidien d’Oran, 26 juin 2022
4. OCDE, Science, Technology and Innovation Outlook 2023.

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