Aïcha Hadrani. Auteure : «La langue amazighe ne se résume pas à des mots isolés»

01/06/2025 mis à jour: 23:01
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Photo : D. R.

- Vous êtes l’auteure du dictionnaire unilingue amazigh/chaoui, une œuvre majeure pour la préservation de la variante chaouie de la langue amazighe. Pouvez-vous nous raconter ce qui vous a motivée à entreprendre un projet aussi ambitieux ?

Merci pour cette opportunité. Ce projet est né d’une profonde connexion avec ma culture et ma langue. En grandissant dans les Aurès, j’ai été bercée par les récits, proverbes et devinettes en chaoui. Mais j’ai aussi constaté que cette richesse risquait de s’effacer face à la modernité. En tant que diplômée en dialectologie amazighe, avec une licence et un master à l’Université Hadj-Lakhdher de Batna, où je prépare actuellement ma thèse de doctorat, j’ai voulu contribuer à la sauvegarde de cette variante de tamazight. Ce dictionnaire est ma façon de rendre hommage à mon peuple et de garantir que les générations futures puissent accéder à ce patrimoine.  

- Votre dictionnaire a été distingué par le deuxième prix de la quatrième édition du Prix du président de la République, organisé par le Haut-Commissariat à l’amazighité (HCA). Qu’a représenté cette reconnaissance pour vous ?

C’est une immense fierté, mais aussi une responsabilité. Ce prix, décerné par le HCA, valide des années de travail acharné. Il montre que la variante chaouie, comme les autres variantes amazighes, mérite une place centrale dans le paysage culturel algérien. Cette reconnaissance m’encourage à poursuivre mes recherches et à continuer de promouvoir l’amazighité non seulement dans les Aurès, mais partout où la langue amazighe est parlée.  

- Vous vous êtes inspirée des travaux de Kamel Bouamara, pionnier du premier dictionnaire unilingue amazigh dans la variante kabyle. Comment son œuvre a-t-elle influencé votre approche ?

Kamel Bouamara a ouvert la voie en montrant qu’un dictionnaire unilingue amazigh était non seulement possible, mais essentiel. Son travail sur la variante kabyle m’a inspirée pour adopter une méthodologie rigoureuse, notamment la classification par racines, qui est au cœur de la morphologie amazighe. J’ai repris cette approche pour structurer mon dictionnaire, tout en l’adaptant aux spécificités du chaoui. Ses travaux m’ont aussi motivée à enrichir le lexique avec des éléments culturels, comme les proverbes et les devinettes, pour donner vie à la langue.

- Votre dictionnaire ne se limite pas à un simple recueil de mots. Il inclut des expressions idiomatiques, des proverbes et des devinettes. Pourquoi était-il important pour vous d’intégrer ces aspects culturels ?

La langue amazighe et la variante chaouie en particulier ne se résument pas à des mots isolés. Elles sont vivantes à travers les récits, les proverbes et les jeux de langage qui façonnent l’identité d’une communauté. Ces éléments sont le cœur de notre tradition orale. En les intégrant, je voulais montrer que le chaoui est plus qu’un moyen de communication : c’est un véhicule de culture, d’humour et de sagesse. Par exemple, un proverbe chaoui peut enseigner une leçon de vie en quelques mots, et une devinette peut révéler l’ingéniosité de notre pensée collective.

- Votre ouvrage repose sur une méthodologie lexicographique rigoureuse, avec des transcriptions phonétiques en API et une analyse détaillée des entrées. A qui s’adresse ce dictionnaire ?

Ce dictionnaire s’adresse à un public varié : les locuteurs natifs qui souhaitent approfondir leur maîtrise de la variante chaouie, les apprenants qui découvrent la langue amazighe, les enseignants qui cherchent des ressources pédagogiques et les chercheurs intéressés par la linguistique amazighe. En utilisant l’API et en proposant des définitions claires, des exemples contextuels et des informations grammaticales, j’ai voulu rendre l’ouvrage accessible et utile à tous, tout en respectant les standards scientifiques.

- Comment votre dictionnaire s’inscrit-il dans ce contexte de revitalisation linguistique sachant que la langue amazighe est devenue officielle depuis 2016 ?

Cette reconnaissance officielle a été une étape historique, mais il reste beaucoup à faire pour que les variantes amazighes, comme le chaoui, soient pleinement intégrées dans l’éducation et les médias. Mon dictionnaire est une contribution concrète à cet effort. Il peut servir de base pour des manuels scolaires, des applications numériques ou des programmes d’enseignement. En documentant le lexique et la culture chaouis, j’espère encourager les jeunes à s’approprier leur langue et à la transmettre.

- Quels sont vos projets pour l’avenir ? Votre thèse de doctorat prolongera-t-elle ce travail ?

Absolument. Ma thèse à l’Université Hadj- Lakhdher et intitulée Contribution à la lexicographie de la variante chaoui, ébauche d’un dictionnaire monolingue des parlers des Hraktas (Oum El Bouaghi), explore les dynamiques linguistiques de cette variante amazighe, avec un focus particulier sur l’idiolecte d’Oum El Bouaghi. Ce dictionnaire n’est qu’un début. J’aimerais développer des ressources pédagogiques et numériques pour rendre la langue plus accessible. Je rêve aussi d’un projet collaboratif pour documenter d’autres variantes amazighes, afin de renforcer l’unité et la diversité de notre langue commune.

- Un dernier mot pour nos lecteurs...

La langue amazighe est un trésor vivant. Chaque variante, qu’il s’agisse du chaoui, du kabyle ou d’une autre, est une facette de notre identité. Je veux adresser mes plus sincères remerciements à tous ceux qui travaillent sans relâche pour préserver et promouvoir la langue et la culture amazighes : chercheurs, enseignants, artistes et militants. Un immense merci également à ma famille, mes professeurs et mes collègues à l’Université Hadj-Lakhdar, ainsi qu’au HCA, qui ont cru en mes compétences et m’ont soutenue tout au long de ce projet. Y. Z.

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